6

 

Ce jour-là, le septième depuis l’arrivée d’Aneurin, Azilis voulut se montrer plus femme et plus belle. Assise dans son haut fauteuil d’osier, abandonnant sa chevelure brune aux douces mains de son esclave, elle se contemplait dans le miroir d’un œil critique.

Pour la première fois, elle rêvait d’être aussi ravissante que sa mère l’avait été. C’était sans espoir. Aneurin avait dit qu’elle n’était pas vilaine, mais la trouvait-il seulement jolie ? Ses yeux verts étaient ce qu’elle possédait de mieux, ses cheveux étaient acceptables, ses dents étaient blanches, sa peau était saine. Mais sa bouche trop charnue lui donnait l’air de bouder et ses frères s’étaient souvent moqués de son menton autoritaire.

Et puis, pourquoi se tourmenter ? Elle n’avait personne à séduire. Aneurin ne voyait en elle qu’une petite cousine farfelue. Il pensait à son épée, aux barbares, à Ambrosius Aurelianus. Qu’avait à voir là-dedans une jeune fille riche et gâtée ? Il fallait être raisonnable, épouser Lucius ou n’importe quel autre notable et supporter ses caresses pendant qu’Aneurin se battrait aux côtés de son roi, supporter ses baisers en pensant qu’Aneurin serait en Bretagne, de l’autre côté du Mare Britannicum[23], supporter…

— Non !

Son exclamation de révolte fit sursauter la jeune esclave qui laissa tomber le peigne.

— Pardon, domna !

— Ce n’est rien Tirid, c’est moi qui t’ai effrayée. Je suis énervée.

— On entre dans la pleine lune, domna, c’est cela qui te rend nerveuse. La lune gouverne les femmes comme elle gouverne les marées. Je ne serais pas étonnée si demain domna Sabina mettait son bébé au monde.

— Oui, murmura Azilis, Rhiannon affirme aussi ce genre de choses. Dis-moi, Tirid, mon frère te laisse-t-il en paix depuis que je lui ai parlé ?

La fille baissa les yeux, rougissante. Azilis admira la grâce de la petite esclave, la douce courbe de ses joues sous ses boucles blondes. Elle sortait à peine de l’enfance et à cette pensée la rage d’Azilis contre son demi-frère ne fit que redoubler. Toujours avide de chair fraîche, Marcus avait jeté son dévolu sur la jeune fille et, sans l’intervention d’Azilis à qui Tirid appartenait, il l’aurait forcée. Ah, il fallait l’admettre, son frère, homme de rigueur, était respectueux des biens d’autrui !

— Il me laisse tranquille, domna, je te remercie.

Azilis déplora de ne pouvoir protéger aussi les autres servantes.

— S’il recommençait, préviens-moi. Sans hésitation.

Tirid exécuta une révérence et tressa les cheveux d’Azilis qu’elle arrangerait ensuite en un savant chignon. « Je ne saurais même pas me coiffer seule », songea Azilis en soupirant.

— Maquille-moi, Tirid. Demain, tu me poseras un masque de mie de pain pour éclaircir un peu ce teint de paysanne.

Tirid demeura silencieuse mais Azilis surprit son étonnement dans le miroir. Sa maîtresse ne lui demandait jamais rien de tel. La servante était trop timide pour l’interroger, elle avait appris à taire ses sentiments comme la plupart des esclaves. Avait-elle le droit de ressentir quoi que ce soit d’autre qu’une absolue loyauté envers sa maîtresse ?

Un trait d’obsidienne vint souligner le contour des yeux verts d’Azilis. Pour allonger encore ses cils, Tirid les enduisit de la pâte noire à base de cire d’abeille et de mouches écrasées que Sabina affectionnait. Un peu de rouge pour la bouche et les pommettes. Dans son miroir, Azilis voyait apparaître le visage d’une jeune femme séduisante et sophistiquée. Elle enfila une robe de soie bleu nuit puis une tunique d’un bleu plus clair ouverte sur le devant, fermée au-dessus de la taille par deux fibules d’or en forme de colombe. Les longues manches de la tunique s’ornaient d’une bande de satin garnie d’un galon brodé d’or. Des vêtements somptueux. Pourtant, parée ainsi, elle se sentit plus timide que dans ses vêtements de chasse.

Traversant l’atrium[24], elle rencontra Sabina qui marchait à pas lents, une main sur les reins, l’autre sur le ventre. Son visage gonflé aux yeux cernés trahissait l’épuisement.

— Bonsoir Sabina, tu parais fatiguée.

— Je ne trouve plus de position pour dormir et je me sens si lourde ! Oh, comme j’aimerais que ce soit terminé !

Une image surgit dans l’esprit d’Azilis, celle de la jeune Sabina le jour de son mariage avec Marcus. Quinze ans, un sourire charmant, de grands yeux myosotis qu’elle gardait baissés par timidité. On l’avait fêtée comme une reine, cette petite mariée. Des trois enfants déjà nés, le premier était mort à la naissance, le deuxième à trois mois. Calpurnia, la seule survivante, avait moins d’un an et elle était loin d’être sauvée. De toute façon c’était une fille et Marcus voulait un fils. Des fils. Quel qu’en fût le prix. Sabina avait perdu son sourire, sa taille fine et quelques dents. « Un bébé, une dent », disait le proverbe. « À ce rythme-là elle n’en aura bientôt plus, pensa Azilis. Si le prochain bébé ne la tue pas. »

— Comme tu es belle, Azilis. Tu devrais te vêtir ainsi plus souvent. Est-ce pour faire honneur à Lucius Arvatenus ?

Azilis ne répondit rien. Il était inutile de détromper Sabina. Marcus, lui, serait sans doute moins naïf.

Les hommes étaient déjà attablés quand elles pénétrèrent dans le triclinium[25]. Le pouls d’Azilis s’accéléra à la vue d’Aneurin, et plus encore quand elle s’aperçut qu’il la détaillait de la tête aux pieds.

— Azilis, il n’existe pas de mots pour rendre hommage à ta beauté.

La voix de Lucius. Elle répliqua sèchement :

— Ils existent sûrement mais tu les ignores.

L’invité butant sur une repartie introuvable, elle gagna son siège sous l’œil courroucé de Marcus et celui, amusé, d’Aneurin. Ils échangèrent un regard complice qui lui réchauffa le cœur.

Marcus et Lucius se congratulèrent longuement sur le rendement de leurs domaines. Les deux hommes, qui avaient le même âge, s’appréciaient depuis l’enfance. Cérébral et réservé, Marcus admirait chez Lucius ce qui lui manquait : rire facile et sonore, goût pour les combats violents et les courses effrénées. Avec ses paupières lourdes, ses yeux très bleus, ses lèvres épaisses, Lucius Arvatenus dégageait une sensualité qui mettait Azilis mal à l’aise. Elle mangea à peine. La mastication et le souffle bruyant de son voisin l’écœuraient autant que ses attentions appuyées. Un instant elle ferma les yeux et s’imagina dans l’écurie, enfourchant Luna pour galoper jusqu’au bout du monde.

Son père non plus ne faisait guère honneur aux plats, se contentant – comme à l’accoutumée – de boire plus que nécessaire. Azilis luttait pour ne pas regarder Aneurin et, quand elle cédait, elle constatait que lui aussi avait les yeux fixés sur elle. Ce jeu la rendait faible et nerveuse.

— Et demain, Aneurin ? lança soudain Lucius. Te joindras-tu à nous pour une partie de chasse ?

— Ce serait avec plaisir, mais je dois décliner cette invitation. Demain je quitte la villa.

Azilis eut l’impression de tomber dans un bain d’eau glacée.

— Demain ! s’exclama Lucius.

— Mon projet ne peut plus attendre. Je dois me rendre à Alet[26]. Même à cheval cela me prendra bien deux jours. Puis il faudra trouver un bateau pour la Bretagne. Une fois arrivé, je rejoindrai Caius puis je me rendrai auprès du Haut Roi pour lui remettre Kaledvour. Ensuite, il faudra fabriquer d’autres épées.

Il regarda Azilis.

— Je suis tenté de rester. Mais la saison des combats est trop avancée et forger ces armes demandera du temps.

— Je n’ai pas abordé le sujet ce matin, intervint Appius d’une voix pâteuse, toutefois je n’oublie pas ma promesse. Viens me voir dans ma bibliothèque demain. Tu auras ce dont tu as besoin. Et je serai généreux. Puisses-tu regagner ton île dans les meilleures conditions.

Aneurin le remercia chaleureusement.

Immobile, souffle coupé, Azilis fixait le barde qui fuyait son regard. C’était impossible ! Demain, à cette même heure, elle serait assise à cette table, sans le moindre espoir de jamais le revoir ?

Elle trouva la force de rester un peu, espérant un tête-à-tête qui n’eut pas lieu. Il lui fallut supporter la cour grossière de Lucius, son haleine avinée quand il se penchait pour éructer un compliment vulgaire. Elle n’avait plus la force de le repousser, ce qui l’encourageait à la serrer de près. Vaincue par la tristesse, elle rejoignit sa chambre d’un pas mal assuré.

L'épée de la liberté
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